La seule intelligence, c’est la vie. Tout ce qui pousse vers la mort est bête, les guerres, la frénésie de l’argent, notre consommation effrénée, la lumière morte de nos écrans, les bonheurs virtuels, l’ère du plaisir instantané. Ce n’est pas le virus qu’il faut combattre désormais mais notre rapacité, notre démence qui nous ont éloignés des rivières car nous leur préférions les fleuves d’argent.
Notre vie nous appartient, notre corps nous appartient, notre temps si précieux nous appartient. Chaque jour depuis trente-six ans j’écris le mot gare et je monte dans un train qui n’existe pas. L’imagination ne consomme aucune goutte de kérosène et m’emmène tellement plus loin. J’ai passé ma vie à lire, écrire, marcher, rêver, fendre du bois et caresser la tête d’un chat.
Je vis de presque rien et rien ne me manque. J’ouvre les volets le matin, tout est sous mes yeux, l’herbe pailletée de rosée, la brume rose et verte à l’est, les amandiers couverts d’une neige de fleurs qui éclairent les collines. Ma journée sera semblable à celle d’hier, celle de demain. J’aimerais que cela dure encore mille ans, je ne m’ennuie jamais, je n’ai besoin que de douceur et de beauté.
Je sais pourtant que la mort rôde dans les rues de chaque ville, pousse des portes, escalade à pas de loup des escaliers, se glisse sans bruit dans les maisons des hommes. Quand je pousse mes volets, je ne vois que le printemps, insouciant, jeune à nouveau, lumineux, si heureux de vivre, ivre de sa beauté. Chaque chose est à sa place, la nature est sereine, modeste, équilibrée. Nous nous sommes octroyé une place démesurée et le droit de tout détruire, de tout saccager.
Nous n’avons que quelques mois pour regarder le printemps, écouter le printemps, marcher dans le printemps. Nous n’avons que quelques mois pour entrer dans l’été et vivre comme les oiseaux, les feuilles, les nuages et les vers de terre.
Nous ne sommes pas en guerre. Nous devons tuer la guerre. Nous devons nous ranger du côté du printemps, de la beauté, sinon nous serons balayés et la terre se refermera sur nous, nous oubliera pour ne se concentrer que sur la vie et les saisons qui passent. Nous n’aurons été pour elle qu’un simple virus parmi des millions d’autres, dans ces milliards d’années.
Il y a trente-six ans, j’ai fait un choix. Je vais descendre fendre mes bûches, caresser la tête de mon chat et j’irai marcher un peu dans la colline, au moins, si je pars demain, j’aurai profité du printemps.
René Frégni
Extrait de "Les jours barbares"