- Tu te souviens, dit Bobi, de la grande nuit ? Elle fermait la terre sur tous les bords.
- Je me souviens.
- Alors je t'ai dit : regarde là haut, Orion-fleur de carotte, un petit paquet d'étoiles. Jourdan ne répondit pas. Il regarda Jacquou, et Randoulet, et Carle. Ils
écoutaient.
- Et si je t'avais dit Orion tout seul, dit Bobi, tu aurais vu les étoiles, pas plus, et des étoiles ça n'était pas la première fois que tu en voyais, et ça n'avait pas guéri les
lépreux cependant. Et si je t'avais dit fleur de carotte tout seul, tu aurais vu seulement la fleur de carotte comme tu l'avais déjà vue mille fois sans résultats. Mais je t'ai dit Orion-fleur de
carotte et d'abord tu m'as demandé : Pardon ? pour que je répète, et je l'ai répété. Alors, tu as vu cette fleur de carotte dans le ciel et le ciel a été fleuri.
- Je me souviens, dit Jourdan, à voix basse.
- Et tu étais déjà un peu guéri, dis la vérité.
- Oui dit Jourdan, Bobi laissa le silence s'allonger. Il voulait voir. Tout le mon écoutait. Personne n'avait envie de parler.
- De cet Orion-fleur de carotte de Bobi, je suis le propriétaire. Si je ne le dis pas, personne ne voit ; si je le dis tout le monde voit. Si je ne le dis pas je le garde. Si je le
dis je le donne. Qu'est ce qui vaut mieux ? Jourdan regarda droit devant lui sans répondre.
- Le monde se trompe, dit Bobi. Vous croyez que c'est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l'a dit. Moi je vous dis que c'est ce que vous donnez qui vous fait riche.
Qu'est-ce que j'ai moi, regardez-moi. Il se dressa. Il se fit voir. Il n'avait rien. Rien que son maillot et, dessous, sa peau. Il releva ses grands bras, agita ses longues mains vides. Rien.
Rien que ses bras et ses mains.
- Vous n'avez pas d'autre grange que cette grange là, dit-il en frappant la poitrine. Tout ce que vous entassez hors de votre coeur est perdu. "
Jean Giono
Extrait de " Que ma joie demeure "